« Un soir, j’allai à l’Opéra. On y jouait Les Danaïdes, de Salieri. La pompe, l’éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l’orchestre et des chœurs, le talent pathétique de Mme Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis ; l’air d’Hypermnestre où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l’idéal que je m’étais fait du style de Gluck, d’après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père ; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d’exaltation que je n’essayerai pas de décrire. »Berlioz poursuit, manifestement tout retourné par le spectacle de la soirée, en décrivant ses impressions mélangées de ses activités d'étudiant : « J’étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n’ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d’anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l’air de Danaüs : « Jouissez du destin propice », en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m’entendre murmurer la mélodie « Descends dans le sein d’Amphitrite » au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s’écriait : « Soyons donc à notre affaire ! nous ne travaillons pas ! dans trois jours notre sujet sera gâté !... il coûte dix-huit francs !... il faut pourtant être raisonnable ! » je répliquais par l’hymne à Némésis « Divinité de sang avide ! » et le scalpel lui tombait des mains. » (Berlioz, Mémoires, chapitre 5, d'abord publié dans Le Monde illustré, no 78 du 9 octobre 1858, p. 231.)